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C’est là que Brossard et moi commençâmes à perdre notre complicité. J’étais le préféré du pion de toute la promo, pour toute l’année de sixième. Mais les temps avaient changé. Deux ans plus tard, et j’étais repéré à tenir la main d’une fille, ou surpris dans la cour de l’école à donner un piou furtif. Non pas que j’ai un passé de Casanova, mais j’avais grandi un peu, et étais suffisamment chanceux pour être accepté parmi le cercle compétitif des histoires d’adolescents. Embrasser n’était pas un affront à la tradition, aux moeurs ou même à l’autorité, mais c’était déjà, en effet, une quête sociale. Mais, ‘sociale’ dans le sens d’un souci de ‘pression des pairs’, un souci orienté vers soi : embrasser ou ne pas embrasser, telle était clairement la question. Il ne s’agissait pas du baiser, il y avait quelque chose au-delà : l’estime sociale.
Voilà le paradoxe du kiss, ou du baiser, ce son labial que mes ancêtres choisirent pour conceptualiser spécifiquement cette rencontre au type unique : celle des lèvres de deux personnes. Un paradoxe, en effet. Le baiser est la fin de la relation ordinaire et le début de l’amour. La fin des rapports publics et le début de l’intimité physique. La fin d’un enfant et les débuts d’un agent romantique et sensuel. La fin de l’observation et le début de l’action. Le baiser est une réalisation, une quête, un fruit de patience, de persuasion, de séduction. Il est une fin. Mais il est aussi une promesse, une ouverture, le mot primal d’un futur : un mot silencieux, un mot direct ; muet, imperturbable, imperméable aux distractions du sens, il cherche son chemin directement à son homologue désigné et chéri. Le baiser : une fin, mais certainement un début aussi.
L’Adversaire, réactionnaire, prude et souvent fasciste, était là, debout, fidèle et fiable, constant à travers les sociétés et les décennies de quêtes sociales. Mais la bataille-contre restait ainsi plus visible que la bataille-pour : l’infamie des gardes moraux était rappelée chaque minute, alors que chaque jour, autant d’occasions pour un poutou rapide, loin de leurs yeux contrôleurs, sont manquées dans la démocratie Indienne. Le ton condescendant reste intouché : on est encore à demander la permission. |
Depuis quelques semaines, le baiser a été sur les lèvres de tout le monde en Inde. Un mot fort, encouragé par les chansons et discours d’une génération quittant la douceur de l’acte pour une minute, pour gueuler son droit à l’existence publique à l’aide de vacarmes de grands titres. L’Adversaire, réactionnaire, prude et souvent fasciste, était là, debout, fidèle et fiable, constant à travers les sociétés et les décennies de quêtes sociales. Mais la bataille-contre restait ainsi plus visible que la bataille-pour : l’infamie des gardes moraux était rappelée chaque minute, alors que chaque jour, autant d’occasions pour un poutou rapide, loin de leurs yeux contrôlant, sont manquées dans la démocratie Indienne. Le ton condescendant reste intouché : on est encore à demander la permission.
Quand l’Ennemi refuse de changer de visages, Les Bons doivent reculer et tenter l’introspectif, pour changer les termes de la bataille. Que se cache-t-il derrière la ‘révolution’ culturelle de baisers tolérés en public, si ce n’est le tabou absurde des vies romantiques gardées toujours loin de la vue des parents ? Quel est le futur, quelle est la promesse de ce baiser compris comme quelque chose en soi, comme une fin en soi, faisant ainsi de l’histoire passionnante de ce qui se passe après le baiser, un souci trivial ? Alors que la lutte impatiente accuse ‘la tradition’ de taire leurs baisers, elle manque les siècles d’explorations subversives que ladite tradition a connus. De cet autre côté de l’histoire, ces explorateurs étaient certainement moins bruyants, mais aussi plus créatifs. Plus concernés, certainement, de découvrir les mondes du baiser, et pas seulement de prononcer son mot – to discover the worlds of the kiss, rather than just to utter its word.
Crédits image : Jastrow
Publication originale sur LILA Parapluie